La musique au service du marketing – la critique
L’avantage de se spécialiser sur un sujet (le marketing sensoriel) c’est que l’on m’adresse des ouvrages pour en effectuer la lecture et la potentielle recommandation. Ici, il s’agit de l’ouvrage de Laurent Delassus, paru l’an dernier (eh oui… désolé) en 2012 et qui traite évidemment d’un sujet pertinent, à savoir la musique au service du marketing…
… j’ai été ravi de constater qu’enfin un ouvrage dédié à ce sujet sortait tant il me semble important de sensibiliser les managers à l’identité sonore de leurs marques. Au cours d’une première partie (p.1 – 51), l’ouvrage prend le temps de redéfinir le marketing sonore vs. le marketing musical (p.5 et 6) (je crois d’ailleurs reconnaître dans ces lignes des propos et des écrits que j’ai réalisé plusieurs années auparavant) et de rappeler aussi que la musique est une forme de communication. Le chapitre 2 s’attarde sur les éléments de perception, d’écoute, d’interprétation et d’influence de la musique ainsi que les caractéristiques individuelles qui vont moduler cela (âge, genre, etc.). Le chapitre 3 donne des éléments de solfège pour pouvoir installer le vocabulaire nécessairement complexe pour échanger sur cet élément immatériel qu’est la musique. Enfin le chapitre 4 clos cette partie I en évoquant la capacité de la musique à être un langage et à porter des émotions : « La musique est la langue des émotions » (Kant) ouvre d’ailleurs ce chapitre. La partie II de l’ouvrage (p. 51 à 71) constitue la partie juridique de l’ouvrage… y sont abordé différents éléments tels que les sociétés de perception de droits (SACEM, SESAM, SPRE, etc.) mais aussi les aspects de licences libres Creative Commons.
Le livre essaie aussi de dresser le difficile panorama de la chaîne de valeur de l’industrie musicale avec les différents acteurs (les responsables marketing, les maisons de disque / labels, éditeurs, producteurs, auteurs, compositeurs, interprètes, media, supports, etc.) de cette nébuleuse. Cette partie déséquilibre l’ouvrage puisque c’est la plus petite de tout le livre : elle soit en trop, soit pas assez étoffée.
Les parties III, IV et V (p. 71 à 143) constituent pour moi le coeur du sujet avec une exploration du lien entre musique et marketing. Ainsi la partie III permet de découvrir les éléments liés à la création de son identité musicale, la partie IV constitue une application à l’univers de la publicité et la partie V à celui de la distribution. Enfin les annexes reprennent des éléments juridiques, notamment en présentant un peu les différentes sociétés de perception de droits.
Au-delà du travail délicat que constitue l’écriture d’un ouvrage de référence, je suis obligé de constater que je ne partage pas toutes les conclusions que l’auteur tire. Alors, Laurent… :
* p.17, en évoquant la formidable Valse Jazz de Chostakovitch (une de mes préférées !), vous dites la musique a cannibalisé le message. Pour avoir tester des dizaines de fois en conférence et en cours la capacité de rappel de la marque de ce morceau, je vous assure que l’association entre cette musique, le spot visuel que vous évoquez et la marque demeure encore très bonne, en dépit d’une non rediffusion des éléments depuis plusieurs années. De plus, toujours p.17, je n’ai pas compris votre sortie sur le neuromarketing…
* p.31-33, je ne vous suis pas bien sur la segmentation démographique par rapport aux styles musicaux, quelles sources avez-vous utiliser ? quelle méthodologie ?
* p.45, vous présentez la synthèse des travaux de Bruner, qui datent tout de même déjà de 1990 et qui portent en eux-même leur propre limite puisqu’un même ensemble de caractéristiques musicales (mode, tempo, rythme, volume, etc.) peut ramener à différentes expressions émotionnelles. De plus, le mode est une notion cyclique et relative (donc un peu trop majeur devient mineur), le tempo selon bruner est objectivé (et non subjectif), etc.
* p.75, vous ne mentionnez pas Kapferer et ses travaux sur l’identité de la marque…
* p.76, le tableau que vous mentionnez ne correspond pas aux travaux de Viot qui a listé les principales sources d’inférence de personnalité de la marque. Vous y avez ajouté les « opportunités musicales », ce qui est intéressant, mais hélas non justifié. Je ne suis par exemple pas persuadé que l’artiste dont la musique est reprise dans un spot pub par exemple soit au final réellement associée à la marque. En effet, aujourd’hui la tendance est beaucoup d’utiliser la pub comme tremplin pour un artiste parfaitement inconnu… il ne peut donc contribuer comme vous l’indiquez.
* p.77, vous abordez l’échelle de personnalité de la marque par Aaker pour amener le lecteur à un tableau de correspondances entre les items de personnalités de marque (concept largement discuté dans la communauté scientifique marketing) et des éléments musicaux. D’où viennent ces correspondances musicales ? Par exemple pour « Leader » vous dites « Association exclusive à un évènement ou un artiste majeur »… pour autant diffusez la Chevauchée des Walkyries, vous verrez que la notion de leadership apparaît… de manière plus globale toute structure artistique symphonique, de type militaire vont provoquer cette association.
* p.79, vous me citez et je vous en remercie. Je suis en revanche déçu de ne pas y trouver mention de ma thèse… qui aurait pu largement figurer dans le chapitre sur le langage. Par ailleurs, vous citez quelques auteurs français bien connus Rieunier sans mentionné ni son travail doctoral, ni son ouvrage sur le marketing sensoriel du point de vente chez Dunod. Seuls Galan et Gallopel ont eu droit à une mention de leurs recherches doctorales. Enfin, encore plus globalement vous faites appel à des références académiques assez anciennes, donc très connues et qui ont aussi évoluées : Aaker (1997), Bruner (1990), Dalla Bella / Peretz et al. (2001). Je trouve aussi qu’il manque quelques références classiques et essentielles comme : Yalch, Spangenberg, Milliman, Chebat, Alpert, Bitner, Gorn, Kellaris, North, etc.
* p.83 et 84, vous développez des évocations possibles au regard de caractéristiques musicale sans source particulière. De plus certains travaux qui ont traité de ce sujet manquent.
* p.88, le petit encart publicitaire est un peu de trop… 😉
* p.120-123, vous n’évoquez que peu les travaux de Gallopel sur les routes directes et indirectes de la musique et la potentielle gêne que va représenter la musique dans la perception du message publicitaire. Fonction de la catégorie de produits (hédonique vs. utilitaire), il me semble pourtant que les effets de la musique ne sont pas strictement les mêmes.
* p.133, vous dites que 75% des personnes interrogées ne font pas attention à la musique en magasin et que 87% des clients ne font pas attention aux messages diffusés en magasin. Je suis assez surpris de ces chiffres, compte tenu du nombre d’études qui existent et qui montrent franchement le contraire… pourquoi ne pas les citer, ne serait-ce que pour laisser le lecteur se faire une opinion ?
* p.136, vous citez la thèse de Gallopel (en publicité) pour justifier des éléments relevant du comportement d’achat… c’est étrange et en tout cas scientifiquement incorrect. Enfin, je trouve qu’il manque la notion de pilotage de sa stratégie musicale que vous n’abordez pas : l’exemple de 118 218 est assez frappant avec la sur-utilisation qui a pu être faite de Toutouyoutou. A ce sujet, AtooMedia avait édité le premier Baromètre de l’Identité Musicale de Marque (BIMM) en auditant plus d’une trentaine de marques pour mettre en exergue le nécessaire pilotage de l’identité sonore. Enfin, comme il est plus aisé de critiquer que de créer, je tiens à souligner que par cette première édition, vous avez amorcé un travail de synthèse qui s’annonce titanesque sur un sujet important pour le marques. Ce travail mérite d’être poursuivi et enrichi…
Pour plus d’informations : Delassus L. (2012), La musique au service du marketing, Editions d’Organisation, Eyrolles